Le vendredi 18 novembre, un huissier s’est rendu au siège de Médiapart pour signifier à son Directeur une ordonnance rendue par le Tribunal judiciaire de Paris l’enjoignant de ne pas publier un article contenant de nouvelles révélations sur les pratiques politiques du maire de Saint-Etienne sous astreinte de 10.000 euros par extrait publié. Mediapart évoque une « censure préalable » et « une attaque sans précédent contre la liberté de la presse ». L’émoi est vif à telle enseigne que des politiques envisagent déjà de proposer une loi plus protectrice de la liberté de la presse.
On s’efforcera de clarifier les choses et de raisonner en droit.
Le droit de la presse est régi pour l’essentiel par la loi du 29 juillet 1881, texte d’inspiration nettement libérale qui pose en son article 1er que « la librairie et l’imprimerie sont libres ». C’est ainsi que depuis les débuts de la IIIème République, le régime de la liberté d’expression, qui vaut pour l’écrit comme pour l’ensemble des médias, est fondé sur le postulat que la liberté de publier ne peut être entravée par aucune autorité. Si des personnes se sentent lésées par une publication, il leur est loisible de saisir le tribunal judiciaire pour faire valoir leurs droits, mais c’est évidemment après que l’article a été publié. Les organes de presse, souvent attaqués pour injure ou diffamation, qui sont les deux grandes infractions de presse, sont ainsi habitués à se défendre dans un cadre procédural qui est exclusivement a posteriori.
La décision rendue par le tribunal judiciaire de Paris ce 18 novembre rompt complètement avec cette logique. L’avocat du maire de Saint Etienne a réussi à convaincre un juge, délégué du président du tribunal judiciaire, de prendre une ordonnance enjoignant Mediapart de ne pas publier un article. La décision a été ainsi rendue a priori sans que Mediapart ait pu se défendre ce qui l’a naturellement conduit à dénoncer une « censure ».
Sur le plan procédural, il est effectivement possible d’obtenir une décision non contradictoire. L’article 845 du code de procédure civile prévoit que le président du tribunal judiciaire peut ordonner sur requête toutes mesures urgentes lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement. Deux difficultés toutefois rendent cette voie procédurale particulièrement hasardeuse. La première tient à un point de procédure. Logiquement, dans le souci légitime de protéger la liberté d’expression, la loi de 1881 se veut exclusive de tout régime concurrent. Si tout le droit de la presse se trouve dans le texte de 1881, les dispositions générales du code de procédure civile telles que son article 845 ne devraient pas pouvoir être mobilisées. Toutefois, la promotion du droit au respect de la vie privée a conduit le législateur à prévoir à l’article 9-2 du code civil que le juge puisse ordonner toutes mesures propres à empêcher ou à faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée. En combinant les ressources de l’article 845 du code de procédure civile et celles de l’article 9-2 du code civil, l’avocat du maire de Saint-Etienne a réussi à obtenir une ordonnance sur requête sans débat contradictoire. On saluera la performance et on regrettera dans le même temps que le délégué du président du tribunal judiciaire soit tombé dans ce panneau. C’est que, deuxième difficulté, la jurisprudence est suffisamment claire pour ne réserver de telles atteintes au régime juridique de la liberté d’expression que dans des cas exceptionnels. Les mesures juridictionnelles préventives comme celle qui a été prise à l’encontre de Mediapart ne sont possibles qu’en cas d’atteinte intolérable ou intrusion injustifiée dans l’intimité de la vie privée causant un dommage irréversible ou irréparable. De telles conditions ne sont en pratique quasiment jamais réunies. Au demeurant, si le juge avait un doute, il lui était loisible d’inviter la personne se sentant atteinte dans sa vie privée à saisir le juge des référés en urgence afin de réserver une place au débat contradictoire et permettre à Mediapart d’argumenter.
Cette affaire est doublement désolante. Sur le plan juridique, elle méconnaît l’originalité profonde du droit de la presse fondée sur le principe à valeur constitutionnelle de la liberté d’expression, sur le plan pratique, elle invite les organes de presse à ne pas communiquer avant publication aux personnes concernées afin d’éviter de leur donner du grain à moudre devant un magistrat trop zélé, sans même pouvoir se défendre.
Il reste à Mediapart outre son indignation légitime, la voie du référé-rétractation devant le juge qui a signé l’ordonnance, ce qui permettra de rétablir le contradictoire et de rappeler certaines règles fondamentales en matière de liberté d’expression.
Pierre EGEA
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